jeudi 10 mars 2016

Inquiétante étrangeté



 Je vais écrire, pour une fois, à propos de film mais également de livres. Vous me pardonnerez?

J’ai lu récemment une bd, un livre et vu un film dont le trait commun était l’étrangeté. L’étrangeté et le faux semblant. J’ai pris un grand plaisir avec ces œuvres dont les auteurs se sont joués allègrement de mon cerveau.


J’entends souvent dire autour de moi « les artistes, ce sont des originaux »

Notre cerveau nous joue parfois des tours. Ainsi, lorsqu’on étudie le phénomène des illusions d’optique, on se rend compte qu’on ne voit jamais le monde tel qu’il est, on l’interprète. Il en est de même avec la mémoire, les souvenirs qu’on oublie, trie, sélectionne. On y ajoute un élément, on enlève ce qui nous dérange, consciemment ou non.

Alors ces artistes, dont on dit trop souvent qu’ « ils ont leur univers », ne sont pas si originaux que cela. Ils recomposent le réel, comme chacun d’entre nous. Nous avons chacun notre univers, nous créons tous des mondes qui nous sont propres. L’étrangeté des œuvres dont je vais vous parler est un hommage à la diversité de nos représentations. Nous aurions tort de les bouder à cause de cela. Rien n’est si étrange que l’autre et son monde. Vous aussi, vous êtes donc étrange pour l’autre !

Notre métier de bibliothécaire consiste alors à faire se croiser les mondes, tous les mondes.

Réalité, Quentin Dupieux



Jason Tantra, un cameraman placide, rêve de réaliser son premier film d'horreur. Bob Marshall, un riche producteur, accepte de financer son film à une seule condition : Jason a 48 heures pour trouver le meilleur gémissement de l'histoire du cinéma…

Voir un film de Quentin Dupieux, c’est accepter d’entrer dans quelque chose qu’on ne comprendra pas forcément ! On pourrait le rapprocher de David Lynch pour cela mais pas seulement : dans son film, l’humour potache côtoie l’inquiétude. Les acteurs, tous très bons, participent grandement à la dimension absurde (dans le bon sens du terme) du film. La photographie est très soignée et l’ensemble nous laisse à penser qu’on aurait tort de résumer le cinéma français à de l’autofiction geignarde et nombriliste. Je ne sais si c’est un grand film, mais il a eu le mérite de me faire rire et réfléchir. C’est déjà beaucoup.


Panthère, Brecht Evens



Le prince Panthère, dandy, charmeur, vient réconforter la jeune Christine, dans sa chambre, après la mort de son petit chat. Commence un étrange jeu de séduction entre le félin et sa proie.

J’écrivais « faux semblant » au début de mon article. On pourrait croire, si l’on regarde la couverture, que cet album est destiné aux enfants. Eh bien non, et même pas du tout, tant il est troublant. Car s’il est question des rapports entre une enfant et sa peluche imaginaire (?), on comprend très vite que ce qui se joue n’est pas qu’une relation d’amitié. Tout est bien plus ambigu.

J’aime beaucoup cet album et cet auteur, car c’est tout d’abord un dessinateur hors pair. Virtuose même, lorsque l’on prend le temps de revenir sur ces planches, ses nombreux détails, leur composition et bien sûr les différents visages de la panthère qui peut être tour à tour adorable, magnifique, horrible et effrayante.

Cet album est une féérie sombre qui joue avec les codes du conte et avec nous.

Je recommande également les 2 précédents albums de l’auteur dont j’avais dit le plus grand bien ici.


Lunar Park, Bret Easton Ellis



Dans cette oeuvre introspective, Bret Easton Ellis nous dévoile les coulisses de sa vie d'écrivain. Usé par les excès du star-system, l'auteur sulfureux décide de se ranger et d'aller vivre sur la côte Est américaine avec sa femme et son fils. Mais, très vite, un nouvel assaut de dérapages contrarie le tableau idyllique de l'homme assagi...

Je ne me suis jamais vraiment remis de la lecture d’American Psycho, quand j’avais 20 ans. J’avais été complètement fasciné par Patrick Bateman, ce golden boy arrogant et maniaque, cynique et psychotique. Il représentait le monstre archétypal que l’Amérique de la finance folle avait créé. Mais cela, je ne l’ai compris qu’après…

Je ne vais pas exposer ici ma longue relation avec les écrits de Bret Easton Ellis, qui est un auteur dont j’affectionne particulièrement le travail. Disons simplement que j’avais lu plusieurs livres de lui, mais pas Lunar Park.

Ce livre est étrange car c’est une autobiographie partielle. L’auteur prévient : « je ne veux pas avoir à clarifier ce qui est autobiographique et ce qui l’est moins. Mais c’est de loin le plus vrai que j’aie écrit. Au lecteur de décider ce qui, dans Lunar Park a bien eu lieu. » Ces phrases valent sans doute pour nombre de romans mais sont particulièrement adaptées à celui-ci.

Bret Easton Ellis a toujours témoigné d’un talent immense pour les dialogues, pour leur conférer une grande tension et une grande véracité. Ici, grâce à ces dialogues et des monologues intérieurs, il dépeint à merveille les riches banlieues américaines, où l’apparence est reine, et les anxiolytiques aussi. Il réussit l’exploit de conjuguer des thèmes aussi variés que la famille, le rôle de père, le rêve, la drogue, le cauchemar dans une parfaite harmonie. Le terme est sans doute mal choisi, tant ce portrait de vie réaliste va basculer dans l’hallucination et l’horreur. Hommage à la littérature d’épouvante, certaines scènes devraient être grotesques, pourtant elles glacent le sang.

Roman terriblement intelligent, espiègle et ambitieux, Lunar Park est un livre spirale, remarquablement construit, stupéfiant.

Sol

samedi 30 janvier 2016

La saison 2 : un exercice difficile?

On dit que le plus dur dans la carrière d’un artiste musical, c’est le 2ème album. Parce que le 1er opus est le fruit de toutes les expérimentations passées, parce qu’il est souvent plus brut, spontané que ceux qui vont suivre. En est-il de même dans l’art des séries ? Est-il difficile de passer le cap du succès de la 1ère saison ? Retour sur 3 exemples récents :


The Affair

Plusieurs fois évoquées dans les colonnes de ce blog, j’avoue être particulièrement fasciné par cette série. D’abord parce que l’histoire est des plus convenues : un mari, père de 4 enfants, va tromper sa femme avec une femme mariée. Mais déjà je donne une version des faits, la mienne. J’aurais très bien pu écrire : une femme mariée, qui a perdu un enfant, va tromper son mari avec un homme marié.

Je ne veux pas complexifier vainement la chose mais c’est précisément là où réside tout le sel de cette série : à travers les interrogatoires des deux protagonistes principaux, nous suivons la même histoire, mais racontée selon un point de vue différent. L’épisode est scindé en 2 : la version de Noah et celle d’Alison.




Interprétée par des acteurs formidables, cette aventure extra-conjugale sur fond de thriller policier a connu un grand succès critique : en 2015, la série a obtenu deux Golden Globes, celui de la meilleure série dramatique et celui de la meilleure actrice pour Ruth Wilson.

Qu’en est-il de la saison 2 ?

Alors que de nouveaux points de vue apparaissent (ceux d’Helen et Cole), la série en profite pour tenter de nouvelles choses. L’épisode de la tempête en est l’exemple parfait, et je le trouve plutôt réjouissant. L’observation des rapports amoureux est toujours aussi fine, les acteurs toujours aussi bons. Le seul bémol : alors que dans la saison 1, l’intrigue policière ne figurait qu'à des fins de contentement du producteur qui devait penser que cela rendrait la série plus vendeuse, elle prend ici un peu plus de place.



Au risque d’épaissir le trait, si fin dans la première saison. On se laisse tout de même prendre par l’aventure qui tire vers le soap, sans y perdre de vérité dans la description des relations conflictuelles des êtres humains ainsi que dans l’étude de leur psyché. En espérant que la saison 3 ne tombe trop bas dans ce piège, qui consisterait à privilégier le procès et l’enquête au détriment des relations amoureuses.


Oncle Erneste : t’en as pas un peu marre des amourettes ? T’as qu’à regarder Dallas ou les feux de l’amour si tu veux des rebondissements.



Fargo

La saison 1 nous avait agréablement surpris, c’est le moins qu’on puisse dire. Etant fan du film des frères Coen dont la série s’inspire, je voyais mal comment celle-ci pouvait réinventer cet univers sans redondance. C’est pourtant avec une certaine fraîcheur (voire un certain grand froid), que les réalisateurs ont réussi à renouveler l’univers des cinéastes américains. Les décors, les personnages font évidemment référence au long métrage mais le scénario bien ficelé, les acteurs – actrices très bons ont su nous éloigner de toute comparaison.



 Ce n’était pas gagné, ils l’ont fait. On a eu droit à un personnage ambigu joué par un Martin Freeman extraordinaire et un tueur à gage charismatique à souhait, joué par Billy Bob Thornton, au sommet de son art. La violence quasi loufoque de l’histoire a fait le reste : nous étions (Tartine et moi) conquis.

Oncle Erneste : et moi alors ? J’ai bien aimé aussi. Surtout la scène dans l’immeuble où ça shoote en travelling horizontal.

Sol : wow tonton, tu m’impressionnes. Effectivement cette scène est réussie.



 

Qu’en est-il de la saison 2 ?

Alors là, le pari était encore plus gonflé. Une saison, ok, mais une autre, qui raconte une autre histoire, avec de nouveaux acteurs, toujours dans l’univers de Fargo : autant dire que ce n’était pas gagné. Encore une fois, force est de constater que le réalisateur Noah Hawley a des idées à revendre puisque ça marche ! On reprend les codes du polar décalé des frères Coen, on recrute des acteurs talentueux au visage marquant (et marqué), on saupoudre tout ça de neige et voilà le travail. On aurait pu croire le filon trop suivi, la ficelle trop tirée…




Oncle Erneste : Mais qu’est-ce que tu racontes ?


Sol : Bref, encore une fois ça fonctionne. Comme quoi le cinéma, les séries tv, avec de bons acteurs et un bon scénario, ça donne toujours quelque chose de bien. Je n’irai cependant pas jusqu’à parler de chef d’œuvre comme on a pu l’entendre ici et là. Avec quelques mois de recul, je me rends compte qu’il ne m’en reste pas grand-chose.



J’ai passé un très bon moment devant cette série (surtout après l’épisode 4), comme on passe un bon moment devant un énième Tarantino, le genre n’en est pas révolutionné pour autant. Mais quel plaisir de voir notamment Kirsten Dunst dans ce personnage étrange, quel plaisir d’écouter Nick Offerman, et….



Oncle Erneste : oui bon t’as aimé quoi ? Faut pas faire le peine à jouir, tu le dis et puis c’est tout.

Sol : Euh ok tonton, c’est vrai, j’ai plutôt apprécié cette deuxième saison.



Ah j’oubliais : on pourrait ne pas y faire attention, mais l’expérience de spectateur en demeurerait incomplète : amusez-vous à reconnaître les liens qui unissent cette deuxième saison à la première, il y en a énormément.



The Leftovers

Alors là, grosse, grosse claque.

Oncle Erneste : comme celle que je t’avais mise quand t’avais dit à tata Gina que ses pâtes étaient « pas géniales » ?

Sol : Oui, enfin il était plutôt question d’une métaphore. Mais oui, si tu veux.

The leftovers est une série américaine créée par Damon Lindelof (producteur et réalisateur de Lost) et Tom Perrotta, diffusée sur HBO.

O.E. : le pitch, mon petit, le pitch

Sol : c’est parti :

2 % des êtres humains ont disparu de la surface de la Terre sans la moindre explication, dans une sorte de ravissement. Les habitants de la petite ville de Mapleton vont être confrontés à cette question lorsque nombre de leurs voisins, amis et amants s'évanouissent dans la nature le même jour d'automne.


Trois ans plus tard, la vie a repris son cours dans la bourgade dépeuplée, mais rien n'est plus comme avant. Personne n'a oublié ce qui s'est passé ni ceux qui ont disparu. À l'approche des cérémonies de commémoration, le shérif Kevin Garvey est en état d'alerte maximale : des affrontements dangereux se préparent entre la population et un groupuscule aux revendications mystérieuses, comparable à une secte (source : wikipedia).


O.E. : Oula, ça a l’air bien chtarbé ton truc


 
Sol : C’est effectivement un peu étrange et assez complexe. Je préviens d’emblée les futurs spectateurs : la première saison est exigeante, de par son caractère austère et tortueux, qui empêche l’identification immédiate aux personnages. Pourtant, la mélancolie qui règne dans chaque épisode nous contamine très vite, grâce à sa beauté, souvent provoquée par la musique, très présente, et notamment le thème principal signé Dominik Hauser.



On pourrait reprocher à la série cette omniprésence musicale (Eric Rohmer disait que « si une scène a besoin de musique, c’est qu’elle est ratée »), c’est pourtant ce qui contribue à l’esthétique si réussie de celle-ci. Série sensible, dérangeante, profonde, elle nous plonge dans la psyché de personnages à la dérive, errant dans un monde qui perd chaque jour un peu plus de son sens. Comment faire le deuil d’un être disparu, qui n’est peut-être pas mort ? Pourquoi ont-ils disparu ? Y suis-je pour quelque chose ? D’autres humains vont-ils disparaître ?  

 
Pour retrouver du sens, des sectes se créent, des gourous attirent des foules, quand d’autres essaient désespérément de se rattacher à une réalité, un monde connu, qui semble constamment s’échapper.

O.E. : ok, bon ben je vais passer mon tour.

S. : attends, attends, la saison 2 est fantastique ! 

 
O.E. : je vais pas me taper une saison entière chiante à mourir, tout ça parce que la saison 2 est mieux !

 
S. : Je te comprends. Et pourtant, et pourtant.

O.E. : et pourtant quoi ?




S. : la deuxième saison est extraordinaire ! J’en conviens, la première saison est déstabilisante, dérangeante, exigeante. Mais vous ne le regretterez pas, croyez-moi, tant la saison 2 prend une toute autre ampleur. Le souffle lyrique présent en-deçà lors des premiers épisodes explose littéralement ici. D’autres personnages apparaissent, des réponses sont données et des mystères s’épaississent. On s’identifie enfin à ces êtres fragiles, qui cherchent du sens partout, quitte à repousser toujours plus loin leurs limites. Un monde ancien s’effondre et on ne sait ce qui va surgir. 

On navigue donc sur les vagues de ce monde fluctuant, au rythme d’un piano lancinant, jusqu’au final de cette deuxième saison, simplement stupéfiant.


Les trailers :