jeudi 7 mai 2015

Américains, Russes, une grande histoire d'amour


Sol : La vie est injuste. Vous en doutez ? Alors pourquoi la série The Americans n’est jamais mentionnée aux Emmy Awards ? hein, pourquoi ?

Quoi ? Parce qu’on s’en fout ? Qui a dit ça ?

Oncle Erneste : c’est moi.

Sol : Mais tonton, c’est l’histoire d’un couple d’espions soviétiques qui vit en Amérique, en pleine guerre froide, et qui se fait passer pour des américains.

Oncle Erneste : oui bon les ruskofs contre les ricains ça m’intéresse mais on connaît déjà la fin.

Sol : Eh bien c’est ce qui est le plus surprenant effectivement : alors qu’on connaît la fin, la série est tout de même passionnante et l’on se demande même si cela va finir comme dans les livres d’Histoire, on voudrait presque, en tant que spectateur, que les choses changent…

Oncle Erneste : et puis quoi ? on finit tous bolcheviks, c’est ça que tu veux ?


Sol : Mais c’est une fiction tonton, même si elle semble très réaliste, très documentée (Joe Weisberg, qui a produit et réalisé la série, est un ancien agent de la CIA).

J’ai appris que, si l’on voulait donner envie de regarder une série à quelqu’un, il ne fallait pas trop en dire. Pourquoi ? Car l’on gâche le plaisir, même sans spoiler, on donne presque des directives à l’autre : tu dois aimer car c’est comme ci, c’est comme ça. En gros, tu dois aimer car c’est génial. Or, il est difficile de ne pas s’enflammer lorsque l’on aime quelque chose (ou quelqu’un).

Oncle Erneste : tu diras ça à tata Gina.

S. : alors je vais faire un compromis, je vais trancher la pastèque en deux : je vais m’enflammer, mais rapidement.
 


The Americans est une série à côté de laquelle on pourrait passer, car elle exige de la patience et de l’observation. Le rythme alterne entre la lente étude psychologique des personnages à travers les dialogues et de courtes séquences haletantes d’infiltration des espions, de missions risquées. Très peu de musique, très peu de lumière, nous sommes plongés au cœur des années 1980, dans le quotidien d’un couple d’espions soviétiques (Philip et Elizabeth) se faisant passer pour américains.

La tâche est pour eux d’autant plus compliquée que leurs 2 enfants nés sur le sol américain ne sont absolument pas au courant de leur double vie. Et, pour couronner le tout, devinez qui est leur nouveau voisin : un cadre du FBI ! Oui je sais, ça paraît gros, et pourtant la série est toujours très crédible, complexe et intéressante.


La capacité des américains d’explorer de manière critique leur histoire contemporaine est tout de même remarquable : après les années 50-60 dans Mad Men, voici les années 80 de The Americans. La toile de fond historique est constamment présente, à travers la télévision ou la radio, et dans les différentes intrigues qui jalonnent les épisodes : on y croise les contras du Nicaragua, les Moudjahidins afghans ou encore les militants anti-apartheid sud-africains.


Alors certes, la série n’est pas sans défaut : on peut se lasser de certaines longueurs ou de la trop grande complexité de certaines intrigues mais, pour peu qu’on s’attache à l’atmosphère si particulière de cette guerre souterraine, à ces personnages qui s’étoffent à chaque épisode, on sera largement récompensé.

En effet, les deux acteurs principaux sont exceptionnels, bien que les personnages secondaires ne soient pas en reste.


Le rapport entre ces deux espions est ambigu, étrange. L’Histoire, l’Etat, les a poussés dans les bras l’un de l’autre. Ils doivent jouer constamment, être des « autres ». Cette dichotomie est troublante, pour les acteurs comme pour le spectateur. On les voit parfaitement à l’aise dans l’hypocrisie, le mensonge lorsqu’ils parviennent à se convaincre que la cause, la grande cause est plus importante que les multiples incidents qui jonchent leur vie d’espion. Mais, comme tout être humain, parfois ils doutent…


Ce jeu est une magnifique réflexion sur ce qu’est un acteur mais pas seulement : jusqu’où un Homme peut-il prétendre être un autre, sans le devenir ? Comment vivre dans un environnement, un monde auquel on n’appartient pas, sans se laisser influencer, voire contaminer par celui-ci ? Comment vivre cet exil déchirant au milieu d’étrangers qui nous croient comme eux ? qui ignorent tout de notre passé ?


Les personnages jouent un rôle, des rôles : une véritable performance des acteurs mais également des costumiers : parfois nous mettons du temps à reconnaître les deux acteurs principaux. Pourrait-on dire que la série nous amène à réfléchir sur l’identité, la liberté et le libre arbitre ? Comme bien souvent dans l’œuvre de fiction on exacerbe un phénomène que l’on a tous expérimenté : la société nous impose des codes à respecter, ainsi nous rentrons dans la peau, nous jouons les rôles qui nous sont donnés : fille, fils puis femme, mari, mère, père, garçon de café, boulanger, politique. Quelle est la part de liberté, quelle est la part de déterminisme ? Nous n’allons pas trancher ici...
 

Parce qu’ils partagent cette extrême dualité, parce qu’ils partagent le même secret, ils vont être forcés de se rapprocher, alors qu’ils ne se sont pas choisis. La force de leur relation est proportionnelle à l’intensité de leur double vie partagée, ils sont tout l’un pour l’autre, ils doivent se faire confiance car leur vie en dépend. Ils sont véritablement liés jusqu’à la mort. Et nous d’être témoins d’une étrange histoire amour. Un mariage forcé, où l’amour naît dans la contrainte. Tellement politiquement incorrect. Et pourtant, nous sommes témoins de la conviction politique de ces personnes. On pourrait même parler de la foi en un système politique, une croyance dans les deux dernières grandes idéologies politiques, dont l’une va s’effondrer prochainement. Ou croire aux rayons d’une étoile morte en somme.


Ainsi, les questionnements de Philip sont les fissures qui apparaissent sur le mur de Berlin. Mais, plus généralement, la série questionne notre rapport à l’engagement. Et c’est en cela qu’elle est particulièrement contemporaine : on est ébahi devant cette croyance qui n’est plus et nous rappelle cruellement combien l’époque est propice au nihilisme, à la tentation de l’extrême ou plus souvent, à l’abstention. Le capitalisme, le libéralisme a gagné, et il n’y a guère d’alternative.

Oncle Erneste : je te l’avais bien dit.

Sol : tonton… bon sinon, je n’ai pas réussi à ne pas m’enflammer, j’espère que je vous aurais tout de même donner envie de goûter à cette série passionnante et que…

Oncle Erneste : Nan. 

Sol : Tu fais du mauvais esprit.

Oncle Erneste : Nan. 

Sol : C'est un peu facile de parler sans argumenter, tu ne crois pas?

Oncle Erneste : Nan.

Sol : Tu as buggé tonton.

Oncle Erneste : ...



Par curiosité, comparez cette bande-annonce (en vo) avec celle qu'a réalisé Canal + en VF...